Poème attablée
je pense à toi précautionneuse
attablée en ton point le plus éloigné,
sur le bout de ma chaise
laissant à peine poser mon poids.
tu découpes dans ton assiette
les aliments avec méthode et calme ;
je les vois se plier au grincement de ton couteau,
céder, dociles, aux volontés de ta fourchette.
il n’y a pas de place pour les restes :
tu manges tout.
le tissu sur lequel tient notre repas
est épais et froid
je l’effleure, fébrile,
de peur de nous faire chavirer.
il y a entre toi et moi
des mets acides et doux
de ceux que l’on goûte
du bout des lèvres
pour ne pas brûler son palais
ou fondre de délice.
la mie du pain n’éponge pas
tout le sang versé
par la tendresse impitoyable de
notre viande.
les grains de riz
sont tristement comptés
leur mélange pourtant forme
une montagne solide où
grimpe notre émoi.
au troisième plat,
la table se réduit de moitié –
je suis bavarde du vin seulement
où tes yeux prennent fin de moi.
les fromages palpitent
sous leur croûte destructible,
tous attendent
tout en le redoutant
leur tour.
tu fais miroiter en moi des desserts :
dame blanche, opéra, forêt noire –
ballet de sensations promises
mais c’est une île flottante qui vient
et me fait prisonnière :
mer laiteuse qu’aucune tempête ne change.
Et toujours,
une digestion d’équilibriste
pour venir à bout de cet exil.
des mouvements d’intestins
sous surveillance
les uns à éviter
les autres à inciter
Tout un déploiement de forces sous marines,
de plomberie amoureuse :
évacuer les coagulants, garder le fluidifiant.
ne pas saisir la première vague
mais celle qui mènera jusqu’au bateau robuste et beau.