La bête, l’ange et le fou
Ensemble avec la bête, l’ange et le fou nous étions parties à la recherche d’une histoire ancienne, pour être précis un conte que nous pensions connaître, et qui l’histoire d’une nuit a disparu, effacé sans égard par un homme passant par là (dans ma chambre)
Nous, la bête, l’ange, le fou et moi, nous nous souvenons très bien de l’histoire de cette nuit. Là où tout ce qui nous constituait avait été effacé, ce qui nous constituait, c’est-à-dire ce conte dont nous disons maintenant qu’il appartient aux temps anciens.
Pendant un an peut-être, nous avons flottés dans un étang d’histoires mortes. Nous voulons dire, nos corps semblaient disparaître dans une sorte de flou, une sorte d’eau dans laquelle nous ne savions pas comment nager. Ces eaux où nos corps flottaient ont peut-être maintenu la vie en eux. Nous n’aurions sûrement pas pu maintenir cette vie par nous-mêmes, car ces nous-mêmes avaient été pulvérisés dans des jardins lointains, sauvagement gardés par les morts. Les eaux épaisses ont maintenu nos corps en vie tandis que nous-mêmes … nous ne connaissons pas encore l’histoire de ce que nous avons fait pendant cette période.
Donc, comme je le disais, nous marchions avec la bête, l’ange et le fou. S’il nous fallait mentionner une direction, nous aurions dit que nous allions vers la mer. Marcher vers la mer où reposaient toutes les histoires anciennes mais aussi les fictions envoyées par le futur. Nous savions que les coquillages écrivaient sur leurs propres corps tous ces contes de la plus haute importance, et aussi que personne d’autre qu’eux ne pouvait entendre tous les chuchotements voyageant de port en port tout autour des sept océans de la planète Terre.
Comment nous sommes-nous réveillés des eaux étranges de la mort vivante? À un moment donné, le sommeil de longue distance dans lequel nous étions plongés malgré nous, car la volonté, justement, nous avait été confisqué, ce sommeil ne pouvait pas maintenir nos corps en vie pour l’éternité. À un moment donné, et peut-être pouvons-nous dire que cette année a été une sorte d’éternité, mais à un moment donné, quelque chose ou quelqu’un a crié assez fort pour qu’ils, nos corps, cessent de rêver. D’une manière ou d’une autre, les forces anesthésiques des molécules d’eau ont commencé à perdre le pouvoir qu’elles avaient sur ces corps de nous-mêmes. Ensuite, nous avons commencé à ressentir toutes sortes de détresses et la plus douloureuse était la sensation de perte.
Non seulement nous avons senti que nous avions perdu quelque chose, mais nous nous sommes sentis perdus. En fait, c’était le cas. Nous étions encore dans cet endroit reculé que nous ne pouvions pas imaginer, car notre imagination s’était dissoute dans les eaux du sommeil. Nous nous sommes sentis perdus, et personne ne pouvait nous aider à trouver cette partie de nous qui manquait, sauf nos propres mains et pieds. Se sentir perdu était l’une des douleurs les plus profondes que nous ayons jamais vécues. Se sentir perdu signifie ne pas pouvoir se souvenir de la place à tenir dans l’humus des formes de vie. Cela signifie ne pas se souvenir de lia forme de vie que l’on est.
Peut-être que cette douleur a été causée par le fait qu’en tant que formes de vie, nous avions été étouffés et presque assassinés par la très simple négation de notre volonté, cette nuit, dans la pièce. Alors oui, à ce stade, la bête, l’ange, le fou et moi, nous nous sommes sentis profondément perdus, incapables de se souvenir comment vivre simplement la vie que nous étions encore.
L’acte de négation dont nous avions été les victimes n’était pas parvenu à nous tuer complètement toutefois. Nous pouvions nous souvenir de ce qui avait suivi le crime. Nous pourrions raconter cette histoire. Cependant, cette histoire n’était pas le genre de récit capable de tenir les corps éveillés. Peut-être qu’alors que nous étions plongés dans ce bain de sang, nous rêvions de cette histoire. Si j’essaie de me souvenir, je peux dire que nous rêvions de bien d’autres choses, des fantasmes rêvés par d’autres auparavant, des fantasmes créés par d’autres esprits, et ces rêves nous ont aidés à ne pas mourir, cela est sûr. Mais, alors que le bain de sang nous rejetait, nous nous sommes retrouvés aussi vides qu’un nouveau-né, sans aucun bras pour nous tenir.
Je me souviens de mon corps allongé dans le lit, respirant à peine et couvert de sang. Un an s’était écoulé, et c’était comme si rien ne s’était passé depuis, sauf l’homme, entrant dans ma chambre, puis entrant dans moi-même. Dans l’immersion, j’avais perdu de la chair et des souvenirs, car les souvenirs sont la chair de laquelle nous vivons, et les histoires que nous racontons pour les temps à venir se nourrissent de poudre d’os.
À un moment donné, j’ai pu remarquer que je n’étais pas seul. Auprès de moi, tout aussi livides, s’étendaient la bête, l’ange et le fou. Ensemble, nous avons pu nous souvenir de ce moment passée dans le bain vivant. Nous pouvions nous souvenir de quelqu’un qui criait des mots pour nous, quelqu’un qui criait comme s’il voulait que nous nous réveillions, comme le font les gens dans les films quand quelqu’un qu’ils aiment est en train de mourir. Donc, nous nous sommes réveillés à cause de ce quelqu’un, avons-nous pensé. Tout autour de nous, il y avait cette pièce, des meubles, des vêtements, des objets, nous avons supposé qu’ils étaient à nous. Assis sur le lit, nos corps si fins qu’ils auraient pu se casser au moindre vent, nous avons regardé tout autour sans reconnaître les choses éparpillées.
Puis les amies sont venues, les parents, les gens de la vie ordinaire, et ils nous disaient boujour, nous parlaient de choses qui ne nous disaient rien. Le regard inquiet nous acquiescions sans comprendre. Ils nous parlaient comme s’ils savaient qui nous étions, alors que nous étions incapables de nous souvenir de nous-mêmes. Il nous fallait tout d’abord recommencer à faire ce que font les vivants, ces choses apparemment simples et évidentes, c’est-à-dire manger, se lever le matin, marcher, faire des mouvements. Tout cela nous a enveloppé de chair et tranquillement nous avons repris le chemin de l’école.
Nous avons repris le chemin de l’école, c’est-à-dire qu’en l’absence persistance d’une mémoire, nous avons suivi le chemin des certitudes pré-fabriquées. Malgré nos recherches, aucun mot savant toutefois n’était de ceux capables d’emplir les vaisseaux sanguins et nos mains retombaient sur la table de classe sans savoir. là, nous pouvons dire, il s’en est fallu de peu que nous ne mourrions pas pour de bon. Le sang s’était mis à circuler en nous à une vitesse anormale et, tout juste avant que notre coeur explose dans une angoisse presque totale, la bête, l’ange, le fou et moi, avons pris le chemin de la mer. Un souvenir à vrai dire venait de faire son apparition. Ce n’était pas un souvenir très clair encore, mais nous pouvions deviner indistinctement qu’il s’enroulait dans la spirale géométrique d’un coquillage. Nous sommes donc allés vers la mer.
Et puis devant la mer le sentiment de perte a laissé place à la solitude immense. Toutes ensemble les larmes ont coulé de nos yeux. Jamais nous ne pourrions retrouver l’histoire détruite cette nuit-là. Cette histoire s’était noyée elle avait disparu dans le sable et le coquillage du souvenir la gardait quelque part, inscrite dans une ligne de nacre dont nous ne connaîtrions jamais le langage. Cette histoire était perdue pour toujours et nos larmes ne cessaient pas de couler. Qui sait combien d’autres coquillages perdus dans la mer se racontent des mémoires de petites filles ensanglantées ?
Assis près de l’eau, notre respiration s’est apaisée. Les clapotis des vagues écrivaient déjà les odyssées à venir. Nos mains se sont mises à dessiner des formes dans l’eau, engendrant des tsunamis miniatures et dévastant des continents entiers de plage. Nous avons ravalé nos larmes, remis nos chaussures et cette fois, avons pris le chemin de la maison. Nous ne savons pas où cette maison se trouve. Elle abrite déjà d’autres bêtes, d’autres anges et d’autres folles. Nous ne savons pas où elle se trouve. Le chemin qui y mène n’est pas droit, un vol d’oiseau n’y parvient pas, c’est un chemin parsemé de détours et d’indices et la maison, peut-être est-elle seulement dans la ville voisine, peut-être est-elle dans un autre pays, peut-être se déplace-t-elle avec les marées. Enfin, voilà, nous n’avons plus d’histoire à raconter, mais nous avons une maison à trouver.