Abandonner la thèse
à vingt ans la métaphore du corps politique infecté au XVIe siècle n’était pas seulement le titre d’un projet de thèse à avorter, mais aussi le pôle absurde autour duquel je tournais avec plus ou moins d’assurance ;
tourner avec plus ou moins d’assurance autour d’un pôle absurde est une activité qui se pratique sans aucune résistance et en suivant simplement le principe d’inertie qui conduit chaque vie, pour peu qu’on la laisse faire, à se maintenir en orbite autour d’un projet qu’elle ne cherche même pas à atteindre ;
je veux dire par là que la métaphore du corps politique infecté au XVIe siècle n’était pas l’horizon effectif d’une recherche réelle que j’aurais simplement abandonné après quelques années d’efforts infructueux, mais qu’elle était, cette thèse, dès le départ un échec et une ruine ;
plusieurs années donc j’ai maintenu dans le champ périphérique de ma vision ma thèse comme une cataracte existentielle et, plus tard, quand ma thèse a été abandonnée avec soulagement et culpabilité, je l’ai rapidement remplacée par autre chose afin de ne surtout pas sortir du mouvement rectiligne uniforme qui fait de mon existence une trajectoire nette et sans bavure ;
il faut reconnaître à Einstein et à son concept d’espace-temps le mérite de nous avoir donné le pouvoir d’aller tout droit tout en tournant ;
n’est-ce pas le formidable pouvoir de l’existence que de ne surtout pas s’infléchir soi-même mais de préférer infléchir la forme même de l’espace, la géométrie même du temps, pour donner l’illusion d’une désorientation de soi là où il n’y a qu’une reconfiguration continuelle des coordonnées de la chambre spatio-temporelle où notre existence a lieu ?
les effondrements locaux me poussent parfois à espérer le retour du solide espace newtonien, espace au sein duquel nous nous orientons sans être les impuissantes victimes d’une géométrie molle et capricieuse ;
mais non, j’ai toujours été sous la coupe de l’espace et sous la coupe du temps, roi et reine d’un pays que je croyais pouvoir conquérir en le traversant, mais que j’abandonne simplement comme tout voyageur abandonne de A à Z la région qu’il visite, comme j’ai abandonné ma thèse à peine l’avais-je commencé, comme j’ai abandonné mon premier amour, à peine avait-il commencé, comme j’ai abandonné ma grand-mère à peine avait-elle commencé à mourir et comme j’abandonnerai sans doute encore tout ce qui commencera quelque part en moi ;
d’ailleurs la métaphore du corps politique telle qu’elle se pratiquait dans la pensée en XVIe siècle ne servait pas autre chose qu’à cela : récit des abandons successifs qui suivent la constitution d’un corps déjà mourant, histoire du pouvoir, qui n’est qu’une manière spécifique de s’abandonner, puisque cielleux qui gouvernent sont gouverné.es par le pouvoir lui-même, comme une géométrie qui déciderait à l’avance que la somme des angles du triangle de la puissance est égale à 180° ;
à chaque peste le même dispositif visant à quadriller l’espace disponible pour les corps produisait, dans ma thèse, les mêmes effets pratiques et théoriques, et conduisait au même procès jusqu’à abandon complète des charges faute de preuves ;
quand donc j’ai définitivement abandonné ma thèse il y a quelques années, j’ai « mis à bandon » comme disait les anciens français du dictionnaire, c’est-à-dire « laissé au pouvoir de. » et même si ce « de. » provoque en moi une indéfinissable angoisse, semblable à celle qui me touche quand j’attends un.e inconnu.e dans un café, j’éprouve aussi une grande consolation à l’idée que ma thèse abandonnée quelque part pourra être, à la manière des écharpes perdues que de bonnes âmes attachent aux mobiliers urbains, retrouvée par quelqu’un.e qui en fera quelque chose ou qui n’en fera rien : comme si la courbure de l’espace m’avait certes fait basculer loin de mon projet initial, mais avait aussi rapproché, par un formidable effet de ressac, un esprit qui se trouvait, avant cette marée, à plusieurs années lumières et que cet esprit impuissant, voué lui aussi aux vent, mêmes les plus faibles, découvrait dans la métaphore du corps politique infecté au XVIe siècle un horizon nécessaire, bien que temporaire, à la poursuite de son propre mouvement rectiligne uniforme.